Tribune libre

La Kabylie malade du déni de sa kabylité

Que ce soit dans les cafés, dans la rue ou dans les autobus les commentaires allaient bon train à propos ce drame terrible qui endeuille le football algérien et la famille sportive du club phare de la Kabylie. La stupeur, le choc, l’indignation mais aussi une sourde rage étaient visibles chez les amoureux du club. « Comment sommes-nous arrivés à cette extrémité ? », était la question qui revenait sur les lèvres de la plupart des gens que nous avons accosté sur le sujet que ce soit à Freha, Azazga ou tout simplement à Timizart et ce à l’instar de tous les villages que compte la région de la Kabylie. Trop c’est trop ! Semblait être le message que voulaient délivrer les vrais amoureux de la balle ronde. C’est ainsi que Mohamed A. C., fidèle supporter de la JSK depuis les années 70 ne cache pas son amertume :

« il est hors de question de céder à la fatalité. Ce qui vient de survenir était prévisible au vu de la dégradation de la mentalité de ces néo-supporters qui n’ont rien à voir avec la légendaire JSK du temps de Mahiedine Khalef. »

Il dira en substance :

« Du temps de Khalef une chose pareille était impensable. La JSK de cette époque fut un exemple d’éthique tant sur le plan sportif que sur celui de la discipline. La JSK que nous avons connue dans notre jeunesse était une école pour tous. Elle imposait le respect à ses adversaires et savait accueillir ses hôtes du jour dans la dignité. Cette JSK qui était le symbole de toute une région, grâce à la stabilité de son staff technique, le club alignait titre sur titre avec panache que ce soit sur le plan national ou international. Le club dès les débuts des années 70 avait su reprendre, à son compte, le flambeau de la victoire que portait haut la main le grand club de l’époque le C.R.Belcourt des Lalmas, Kalem, Selmi, Achour, Abrouk, Madani, Amar, Boudjnoun. Cette reprise du flambeau de la victoire par la JSK était possible grâce à la combativité de ses enfants à l’image du duo du tonnerre que furent les Annane et Baris mais aussi au talent fou de Bailache, Dali, Aouis, Belhacene, Iboud, Larbes et du gardien de légende Cerbah. Ces joueurs, qui souvent jouaient face à des gradins plus qu’hostiles en dehors de leur base, étaient d’une exemplarité inouïe. Ils étaient les dignes héritiers des grands Koli, Koufi, Karamani, Dardar, Refai. Cette JSK de notre jeunesse était une vitrine de la vitalité de la région et de sa capacité à se surpasser pour plus de rapprochement envers les autres, plus de valeurs humanitaires, en bref plus de fraternité. »

L’amertume plus que visible chez notre interlocuteur ne laisse pas de marbre Nabil H. autre fan du club du Djurdjura. Pour ce dernier le drame qui vient d’éclabousser la famille sportive kabyle et pourtant nationale est une suite logique au laxisme affiché face au chauvinisme qui ne cessait de se développer dangereusement depuis la qualification de l’équipe nationale de football face à L’Égypte au Soudan. Il nous dira en l’occurrence :

« Qui sème le vent récolte la tempête. On a instrumentalisé le sport en général et le foot en particulier pour des fins qui n’ont rien à voir avec le jeu. On haranguait cette jeunesse, qui venait à peine de sortir des années noires du terrorisme, par la diffusion de chansons à la limite du racisme et ce même dans les médias publics. On se souvient, à titre d’exemple, de cette chanson chantée sur un rythme égyptien et qui était un lot d’insultes envers l’équipe et le peuple adverse et qui était diffusée partout même à la radio. On a poussé notre jeunesse vers l’overdose footballistique, le résultat est là des joueurs sommés de gagner coûte que coûte, des supporters prêts à en découdre, des dirigeants qui ne reculent devant rien pour assurer cette victoire tant exigée par les pseudos fans des clubs. Dès lors à quoi devait-on s’attendre ? Personnellement je pense que le pire est à craindre, nihiliste cette jeunesse ne craint ni la violence, ni le manquement à l’éthique. Elle est le produit du climat politique du pays mais aussi le produit de l’indigence culturelle qui lui est offerte. Quand de grands artistes comme Ait Menguellet se voient traiter de tous les noms par des jeunes écervelés. Quand des noms comme celui de Mammeri, Féraoun, Yacine, Djaout sont méconnus par notre jeunesse. Quand on voit des chanteurs aussi agressifs dans leur propos comme dans leurs chansons. Quand on voit ces chanteurs de raï valorisés, par une certaine presse et certains animateurs d’émissions radiophoniques, aux dépends de grands noms de la chanson propre et limpide comme Idir, les Abranis, Ahmed Ouahbi, Ahmed Saber, Nouara, Nora. Quand on voit la qualité des feuilletons et des émissions qui passent dans les télés publiques ou privées. Faut-il s’étonner qu’un joueur soit tué dans un stade qui a connu tant de jours de gloire et qui est baptisé symboliquement premier novembre ? C’est tout simplement triste et lamentable »

Dés lors des questions de fond se posent et interpellent nos consciences, la plus évidente étant bien sûr celle-ci : « Quelles sont les raisons de cette descente aux enfers de la Kabylie ? ». Cette Kabylie qui récemment était la locomotive des idées novatrices. Cette Kabylie qui a enfanté des hommes politiques de grande qualité à l’instar de Said Sadi, Moqrane Ait Larbi, Ali Yahya Abdenour, Djamel Zenati, Hachemi Nait Djoudi, Ferhat Mehenni. Cette Kabylie qui fut le moteur absolu de la guerre de libération en fournissant à la lutte pour l’indépendance des hommes émérites comme Krim Belkacem le signataire des accords d’Évian, Abbane Ramdane le stratège de la révolution, Ouamrane la cheville ouvrière de la cause, les colonels Iazourene, Mohand Ou Lhadj valeureux combattants. Cette Kabylie qui a enfanté des intellectuels de premier ordre comme Ait Ahmed Hocine diplomate hors pair et visionnaire, Jean El Mouhoub Amrouche, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun écrivains connus et reconnus. Cette Kabylie qui a donné de grands artistes comme Ait Menguellet Lounis, Matoub Lounes, Idir, Cherif Kheddam, Slimane Azem. Artistes qui ont donné ses titres de noblesse à la poésie et à la chanson kabyles. À la vue de tous ces noms et des combats qu’a livrés la Kabylie pour asseoir l’idée de l’indépendance, de liberté, de dignité humaine. Il nous est douloureux de voir dans quel état d’esprit se retrouve, aujourd’hui, cette région et ce depuis la dernière décennie au moins.

D’aucuns pensent que la dérive est survenue suite au revers, pour ne pas dire l’humiliation, qu’a essuyé cette région au lendemain du printemps noir et particulièrement après la fameuse marche du 14 juin sur Alger. Marche qui a drainé plus de deux millions de citoyens jaloux de leur dignité mais aussi furieux contre l’assassinat des enfants de la Kabylie par des gendarmes déchainés et prêts à casser du Kabyle. Cette marche, qui si elle fut grandiose malgré la manipulation de la télévision officielle toujours au service de la propagande du pouvoir, ne fut pas moins traumatisante pour de nombreuses familles kabyles et pour cause ! En effet le traquenard dressé à l’encontre de ces manifestants pacifiques par le pouvoir était horrible. Pour beaucoup d’analystes ce fut là le début de la démobilisation des Kabyles et de leur éloignement de la chose politique. Le président en place qui lors de ses uniques visites à Bejaia et Tizi-ouzou avait pourtant averti : « je dégonflerai votre ballon de baudruche ». Avec le temps on se rend compte qu’il a pleinement réussi dans cette entreprise puisque aujourd’hui en Kabylie aucun parti (que ce soit le RCD, le FFS ou le MAK d’ailleurs) n’arrivent à bénéficier de la confiance de la population. Leurs actions sporadiques, aux antipodes des soucis et de la réalité de la Kabylie, ne suscitent plus l’engouement des premiers temps de l’ouverture du pays sur le multipartisme. En parallèle à cet état de lieu force est de constater que même le niveau culturel de la Kabylie prend un coup de vieux. La chanson kabyle n’étant plus ce qu’elle était au début des années 70 où triomphait Idir, Ait Menguellet, Ideflawen, le groupe Imazighen Imoula, bat de l’aile et nous livre des chansons indigestes comme ces CD nommés « fêtes non-stop » qui sont à l’art ce que la toux est à la poitrine. Matoub disparu, il ne reste que cinq noms tout au plus dont on peut citer Zedek Mouloud, Ali Amrane, Les Abranis qui aux côtés des anciens cités plus haut essayent vaille que vaille de maintenir cette chanson à un certain niveau, pour le reste seule la désolation nous est proposée pour taire un peu notre frustration et notre amertume. De fait tous les symboles qui faisaient la fierté de la Kabylie sont ternis : la JSK est devenue un simple club de banlieue sans aucune envergure et qui est loin de refléter le sigle mythique qu’elle porte. Le théâtre d’expression kabyle ayant perdu son maître en Mohia ne produit que des piécettes incongrues. Le cinéma avec la disparition de Bouguermouh stagne puisque plus de 20 ans après le premier film kabyle La Colline oubliée seuls trois autres longs métrages furent tournés au grand dam du public cinéphile kabyle.

Triste constat que de voir qu’après tant de luttes pour notre culture aucun journal, aucune revue ou magazine ne parait en kabyle. Aucune chaîne télé ou radio privée, d’expression kabyle, ne sont lancées sur le marché… Dès lors peut-on s’étonner de cette descente aux enfers de la région ? Qu’offrons-nous à nos enfants comme palliatifs à la violence et à l’ignorance, mis à part des slogans creux, une sous-culture, la médiocrité érigée en norme, des festivals aussi stupides que ceux de la figue, du gland, de la robe kabyle, du lait et on ne sait quoi encore…

Oui la Kabylie est malade du vide culturel dans laquelle elle est plongée et maintenue depuis une dizaine d’années, elle est malade de l’absence de repères sûrs, en un mot comme en mille elle est malade du déni de sa kabylité.

Ait Slimane Hamid, 26 août 2014

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