Récits voyageurs

Pas de mosquée à Fort national au XIXe siècle

Il n’y avait pas de mosquée en 1884 selon cet auteur.

À peine descendus de voiture, nous avons hâte de chercher un point culminant d’où la vue puisse s’étendre au loin sur le panorama célèbre de Fort-National. Nous sortons de la ville par la porte opposée à celle par laquelle nous sommes arrivés, et longeons, à l’extérieur, les glacis des fortifications. La réputation de ce paysage superbe n’est pas exagérée. Des montagnes aux formes étranges, sur les pentes desquelles s’accrochent des oliviers et des champs cultivés, et dont chaque sommet est garni d’un village qui éclate comme une tache rouge et blanche sur le fond vert du tableau, occupent le premier plan. Dans le lointain se dresse la gigantesque muraille rocheuse du Djurdjura, aux flancs abrupts et dénudés, dont les sommets, blancs de neige, brillent dans le ciel bleu comme une frange d’argent.

Ce premier tribut payé à l’admiration légitime qu’inspirent partout les beautés naturelles, je vais présenter mes devoirs à M. Sabatier, l’administrateur de la commune mixte. Cet intelligent fonctionnaire, qui a eu l’honneur d’introduire en Kabylie le régime civil, me donne d’intéressants détails sur l’organisation administrative du pays.

Je me retire enchanté du bienveillant accueil de M. Sabatier. Au moment où je prends congé :

« Vous allez demain à Aïn-el-Hamman, me dit-il. Je dois m’y rendre également ; nous pourrons faire route ensemble. Cela me permettra de vous donner quelques renseignements curieux sur la constitution politique et l’organisation sociale de la Kabylie.»

C’est avec le plus grand plaisir que j’ai accepté cette offre.

M. J… et moi, accompagnés d’un aïssa, employé indigène de l’administration civile que M. Sabatier a bien voulu mettre à notre disposition, nous partons pour aller visiter un village kabyle. Aux environs de Tizi-Ouzou, les villages sont entourés de fortes haies de cactus. Je ne remarque pas ici cette disposition. Presque tous sont perchés sur des sommets en pointe. On y accède par un sentier qui aboutit à une étroite ruelle en escalier, pavée de larges pierres et bordée de maisons de chaque côté ; c’est la grand’rue du village. Ces maisons sont basses et n’ont qu’un rez-de-chaussée ; mais la bâtisse n’est pas plus défectueuse que celle de beaucoup de pauvres hameaux de nos pays ; la toiture est en briques d’un brun rougeâtre. On nous mène à l’endroit où se réunit la djemaa, le conseil municipal ; c’est une grande cabane entièrement vide, dont le toit est soutenu par un pilier qui occupe le centre du bâtiment.

Les membres de l’assemblée s’accroupissent par terre, le long des murs, et discutent gravement les intérêts de la cité, du taddert, suivant le mot kabyle. Cet édifice, à l’origine, servait de mosquée ; mais il est affecté, maintenant, à l’usage de la djemaa. Nous demandons ensuite à voir la mosquée actuelle. Notre guide paraît assez embarrassé.

« Ici, nous dit-il, chacun fait sa prière chez lui, s’il a envie de la faire. »

Cependant, après avoir hésité un moment, après avoir consulté les anciens du village, il finit par nous conduire à une hutte sordide que traverse la rue, sorte de passage couvert, dont chaque côté est occupé par un large banc en terre dallé de pierres. C’est là que la djemaa se réunissait autrefois ; mais depuis qu’elle tient ses séances dans la mosquée, on y envoie coucher les mendiants de passage, qui trouvaient auparavant un abri dans le sanctuaire, conformément à l’usage de tous les pays musulmans. Ce changement d’affectation d’une mosquée, effectué du consentement général de la population, montre combien peu les Kabyles sont attachés aux formes extérieures de l’islamisme.

Fort National le 15 mars 1884, Ernest Fallot, Par-delà la Méditerranée,1887

Article précédemment mis en ligne en septembre 2005

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