Le Petit journal

Enseignement en Kabylie

Septième article d’Albert Camus publié dans le quotidien Alger Actualités

Les palais dans les déserts

La soif d’apprendre du Kabyle et son goût pour l’étude est devenue légendaire. Mais c’est que le Kabyle, outre ses dispositions naturelles et son intelligence, pratique, a vite compris quel instrument d’émancipation l’école pouvait être. Il n’est pas rare, à l’heure actuelle, de voir des villages proposer un local, offrir une participation en argent ou de la main d’œuvre gratuite pour qu’une école leur soit donnée.

Il n’est pas rare non plus de voir ces offres inutilisées. Et ceci ne vaut pas seulement pour les garçons. Je n’ai pas traversé un seul centre de la Kabylie sans que ses habitants ne me disent leur impatience d’avoir des écoles de filles. Et il n’est pas une de ces écoles qui, aujourd’hui, ne refuse des élèves.

Brève histoire de l’enseignement kabyle

Du reste, c’est tout le problème de l’enseignement en Kabylie. Ce pays manque d’écoles. Mais il ne manque pourtant pas de crédits pour l’enseignement. J’expliquerai tout à l’heure ce paradoxe. Si je mets à part la dizaine d’écoles grandioses récemment construites, la plupart des écoles kabyles d’aujourd’hui datent de l’époque où le budget algérien dépendait de la métropole, aux environs de 1892. De 1892 à 1912, la construction d’écoles a marqué un temps d’arrêt total. À cette époque, le projet Joly Jean-Marie envisagea la construction de nombreuses écoles à 5.000 francs. Le gouverneur général Lutaud, le7 février 1914, annonça même solennellement la construction en Algérie de 62 classes et de 22 écoles par an. Si la moitié de ce projet avait été exécuté, les 900.000 enfants indigènes qui se trouvent aujourd’hui sans école auraient été scolarisés. Pour des raisons que je n’ai pas à approfondir, il n’a pas été donné de suite à ce projet officiel. Le résultat, je le résumerai en un chiffre : aujourd’hui, un dixième seulement, des enfants kabyles en âge de fréquenter l’école peuvent bénéficier de cet enseignement. Est-ce à dire que la colonie n’a rien fait à cet égard ? Le problème est complexe. Dans un récent discours, M. Le Beau a déclaré que plusieurs millions avaient été consacrés à l’enseignement indigène. Or, les précisions que je vais maintenant donner prouvent sans contredit que la situation n’a pas été sensiblement améliorée. Il faut donc croire, pour parler net, que ces millions ont été mal dépensés et c’est ce que je me propose d’illustrer par des explications. Mais voyons d’abord la situation.

Les enfants aux écoles

Comme il est naturel, les centres économiques et touristiques sont bien desservis. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le sort des douars et de la population kabyle. Pourtant, on peut déjà noter que Tizi-Ouzou, qui possède une belle école indigène de 600 places, refuse 500 écoliers par an.

Dans une école des Oumalous que j’ai pu voir, les instituteurs devaient refuser en octobre une dizaine d’écoliers par classe. Et ces classes comptaient déjà des effectifs surchargés de 60 à 80 élèves. Aux Beni Douala, on peut admirer une classe de 86 élèves où les enfants sont casés un peu partout, entre les bancs, sur l’estrade et quelques-uns debout.

A Djemaa-Saridj, une magnifique école de 250 élèves en a refusé une cinquantaine en octobre. L’école d’Adni qui compte 106 élèves en a rejeté une dizaine, après avoir mis à la porte les enfants âgés de plus de 13 ans. Autour de Michelet, la situation est, si j’ose dire, plus instructive. Le douar Aguedal, qui compte 11.000 habitants, a une seule école de deux classes. Le douar Ittomagh, peuplé par 10.000 Kabyles, n’en a pas du tout. Aux Beni-Ouacif, l’école de Bou-Abderrahmane vient de refuser une centaine d’élèves. Depuis deux ans, le village d’Aït-Aïlem offre un local qui n’attend qu’un instituteur.
Dans la région de Sidi-Aïch, au village du Vieux Marché, 200 postulants se sont présentés en octobre. On en a reçu une quinzaine.

Le douar Ikedjane, qui compte 15.000 habitants, n’a pas une seule classe. Le douar Timzrit qui a la même population a une école à une classe. Le douar Ihadjadjène (5.000 habitants) n’a pas d’école. Le douar Azrou-N-Bechar (6.000 habitants) n’a pas d’école. On évalue dans la région à 80% le nombre d’enfants privés d’enseignement. Ce que je traduirai en disant que près de 10.000 enfants dans cette seule région sont livrés à la boue des égouts. En ce qui concerne la commune de Maillot, j’ai sous les yeux le décompte des écoles par douar et par habitant. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de littérature mondaine, je crois que l’énumération en serait fastidieuse. Qu’on sache seulement que pour 30.000 Kabyles environ la région dispose de neuf classes. Dans la région de Dellys, le douar Beni-Sliem, dont j’ai déjà signalé l’extrême pauvreté, a 9.000 habitants et pas une seule classe. Quant aux écoles de filles, l’initiative louable prise par la colonie ne date pas de longtemps et il est certain que neuf douars sur dix en manquent. Mais on aurait mauvaise grâce à chercher des responsabilités.

Ce qu’il faut dire cependant, c’est l’extrême importance que les Kabyles attachent à cet enseignement et l’unanimité avec laquelle ils réclament son extension. Rien de plus émouvant à cet égard que la lucidité avec laquelle certains Kabyles prennent conscience du fossé que l’enseignement unilatéral creuse entre leurs femmes et eux : « Le foyer, m’a dit l’un d’eux, n’est plus qu’un nom ou une armature sociale sans contenu vivant. Et nous éprouvons tous les jours l’impossibilité douloureuse de partager avec nos femmes un peu de nos sentiments. Donnez-nous des écoles de filles, sans quoi cette cassure déséquilibrera la vie des Kabyles. »

Le paradoxe

Est-ce à dire qu’on n’a rien fait pour l’enseignement kabyle ? Au contraire. On a construit des écoles magnifiques, une dizaine en tout, je crois. Chacune de ces écoles a coûté 700.000 à 1 million de francs. Les plus somptueuses sont certainement celles de Djemaa-Saridj, de Tizi-Rached, de Tizi-Ouzou et de Tililit. Mais ces écoles refusent régulièrement du monde. Mais ces écoles ne répondent à aucun des besoins de la région. La Kabylie n’a pas besoin de quelques palais. Elle a besoin de beaucoup d’écoles saines et modestes. Je crois avoir tous les instituteurs avec moi en disant qu’ils peuvent se passer de murs mosaïques et qu’un logement confortable et salubre leur suffit. Et je crois aussi qu’ils aiment assez leur métier, comme ils le prouvent tous les jours, dans la solitude difficile du bled, pour préférer deux classes de plus à une pergola inutile. Le symbole de cette absurde politique, je l’apercevais sur la route de Port-Gueydon, en traversant la région d’Aghrib, une des plus ingrates de la Kabylie. Une seule chose était belle, et c’était le poids de la mer qu’on voyait, du sommet du col, reposer dans une échancrure de montagnes. Mais au milieu de cette lumière bourdonnante, des terres ingrates et rocheuses, couvertes de genêts flamboyants et de lentisques, s’étendaient à perte de vue. Et là, au milieu de ce désert sans un homme visible, s’élevait la somptueuse école d’Aghrib, comme l’image même de l’inutilité. Je me sens contraint de dire ici toute ma pensée. Je ne sais pas ce qu’il faut penser de ce que me disait ce Kabyle : « Il s’agit, voyez-vous, de faire le moins de classes possible avec le plus de capitaux. » Mais j’ai l’impression que ces écoles sont faites pour les touristes et les commissions d’enquête et qu’elles sacrifient au préjugé du prestige les besoins élémentaires du peuple indigène. Je regrette de prendre ce ton pour la première fois depuis le début de cette enquête, mais rien ne me paraît plus condamnable qu’une pareille politique. Et si jamais l’idée de prestige pouvait recevoir une justification, elle la recevra le jour où elle s’appuiera, non sur l’apparence et l’éclat, mais sur la générosité profonde et la compréhension fraternelle. En attendant, il faut savoir qu’avec les mêmes crédits qui ont servi à édifier une de ces écoles-palais, on pourrait construire trois classes de plus et résorber l’excédent rejeté chaque année. Je me suis renseigné sur le prix de revient d’une école-type, moderne et confortable, comprenant deux classes et deux logements d’instituteurs. Une telle école peut être édifiée avec 200.000 francs. Et chaque école-palais permettrait d’en construire trois. Il me semble que ceci devrait suffire à juger une politique qui consiste à donner une poupée de 1.000 francs à un enfant qui n’a pas mangé depuis trois jours.

Des murs à faire tomber

Les Kabyles réclament donc des écoles, comme ils réclament du pain. Mais j’ai aussi la conviction que le problème de l’enseignement doit subir une réforme plus générale. La question que j’ai posée à ce sujet aux populations kabyles a rencontré l’unanimité. Les Kabyles auront plus d’écoles le jour où on aura supprimé la barrière artificielle qui sépare l’enseignement européen de l’enseignement indigène, le jour enfin où, sur les bancs d’une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître. Certes, je ne me fais pas d’illusions sur les pouvoirs de l’instruction. Mais ceux qui parlent avec légèreté de l’inutilité de l’instruction en ont profité eux-mêmes. En tout cas, si l’on veut vraiment d’une assimilation, et que ce peuple si digne soit français, il ne faut pas commencer par le séparer des Français. Si je l’ai bien compris, c’est tout ce qu’il demande. Et mon sentiment, c’est qu’alors seulement la connaissance mutuelle commencera. Je dis « commencera » car, il faut bien le dire, elle n’a pas encore été faite et par là s’expliquent les erreurs de nos politiques. Il suffit pourtant, je viens d’en faire l’expérience, d’une main sincèrement tendue. Mais c’est à nous de faire tomber les murs qui séparent.

P.-S. Nous avons donné hier, dans l’énumération du personnel médical dont dispose la Kabylie, un chiffre qui est faux. La commune de la Soummam, pour 125.000 habitants, a, non pas un docteur et une infirmière, mais deux docteurs et deux infirmières. Dans le chiffre d’hier n’était pas compris, en effet, le personnel d’El-Kseur. En tout cas, cette rectification devait être faite, l’honnêteté de ce témoignage étant la seule force.

Albert Camus, Alger Républicain, le 11 juin 1939.

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