Interview

Mouloud Mammeri : La mort l’attendait au tournant

Dernière interview de Mouloud Mammeri

Très connu du public nord-africain et étranger grâce à son troisième roman L’Opium et le bâton, mais aussi célèbre pour la pertinence de ses interventions dans les différents colloques organisés dans les quatre coins du monde, Mouloud Mammeri vient de nous quitter après 72 ans au service de la cause de la nation et de la culture nord-africaine.

Mouloud nous a quittés en tant qu’être vivant mais son œuvre et la chaleur de ses sentiments envers ses lecteurs resteront pour toujours des phares scintillants qui nous rappelleront la candeur et la spécificité de cet homme original qui a su réussir un mélange subtile entre sa culture kabyle et son savoir occidental.

Il est difficile d’évoquer dans un entretien des problèmes aussi compliqués que ceux du spécifique et de l’universel dans la littérature Nord africaine d’expression française.

Mais l’utilité d’une telle tentative réside dans la rencontre de l’un des premiers romanciers Kabyle d’expression française, dont l’expérience personnelle est étroitement liée à ce problème. Car quand on l’a vécu soi-même, qu’on l’a palpé existentiellement comme l’a fait le défunt Mouloud Mammeri, cette expérience ne peut que subir le feu des polémistes.

Pour avoir une idée succincte sur cette expérience, nous avons réalisé le présent entretien deux jours avant la mort accidentelle de Mouloud Mammeri.

Le Matin du Sahara Magazine : Quels sont les rapports que peut prendre le problème de la spécificité et de l’universalité pour la littérature Nord africaine d’expression française ?

Mouloud MAMMERI : J’avoue que je suis très satisfait d’évoquer ce problème car j’avais l’habitude, quand j’étais jeune, de ne vivre ce problème qu’à partir du jugement des autres. C’était les autres qui nous jugeaient alors qu’on était le sujet et la matière. Pour les autres notre présence était transitoire, ludique, secondaire et exotique. On n’a jamais été les véritables sujets des problèmes posés.

Mon expérience personnelle avec ce sujet a commencé lorsque j’étais au lycée à Rabat. Dès lors j’étais très catastrophé par la tournure générale de l’enseignement que je recevais. Il est certes que j’avais de bons professeurs, mais il y avait toujours une perspective qui me gênait du moment que je me suis rendu compte qu’il était question de tout le monde sauf de nous, les Nord Africains. On était des étrangers dans l’enseignement qu’on recevait. Et quand on est jeune, cette expérience laisse une trace car elle a fini par créer en nous cette réaction de se sentir péjorativement jugé.

LMS : Puisque vous parliez d’une expérience vécue, peut-on évoquer avec vous un cas précis et qui a un rapport étroit avec la problématique posée ?

M. M. : Quand j’étais en troisième, nous avions à expliquer un texte en latin, qui s’appelait La Guerre de Jugurtha ; et c’est alors que j’ai fait l’admiration de mon professeur. Car quand il nous donnait quinze lignes à préparer je lui rendais cinquante. Chose qui a poussé ce professeur à se demander le pourquoi de cela.

Ces questions se sont encore posées, quand on était passé de Salluste à Virgile car avec les textes de Virgile je ne faisais que le nombre de lignes qu’on me demandait.

Alors un matin, notre professeur de latin s’amène triomphant et s’adresse à la salle en ces termes : « J’ai enfin compris pourquoi Mammeri écrivait trois fois plus pour La Guerre de Jugurtha, car Jugurtha est l’ancêtre des Nord Africains ».

J’ai donné cet exemple pour faire saisir comment le problème des rapports entre la spécificité et l’universalité pouvait se poser pour les gens de ma génération.

« Se définir par rapport aux autres »

Sur le plan théorique, le problème se pose de la façon suivante : Etre soi, c’est être au monde, mais sous quel visage ! Et c’est là que réside le problème, car on est obligé de se définir par rapport à soi-même mais aussi par rapport aux autres. D’autant qu’on est pris dans une espèce de dilemme, car ou bien on est spécifique, mais le risque apparaît tout de suite car être spécifique c’est se définir par quoi on ne ressemble pas aux autres.

C’est ainsi que le risque réapparaît de nouveau quand on va s’enfermer dans une espèce de définition de nous-mêmes, et qui peut aussi affirmer qu’on est incapable d’agir par notre spécificité. Cela condamne notre spécificité à un usage purement solipsiste et qui rate l’expérience des autres.

La deuxième solution consiste à être universel, et c’est le revers de la médaille car on risque de renoncer à soi sous le prétexte de ressembler aux autres. Devant ce problème, je ne me présente pas en totale innocence car je l’ai vécu depuis longtemps sans pouvoir le résoudre dans une espèce de totale objectivité.

L.M.S. : Alors comment faire pour concilier les avantages de la spécificité avec ceux de l’universalité ? Est-ce que cela est possible ? Et quelles sont les conditions inévitables par lesquelles il faut passer pour espérer une conciliation possible ?

M. M. : Je pense qu’on a affaire là à un vœu magnifique, mais comme tous les vœux il ne tient qu’à un poil. Les écrivains de ma génération savent le prix qu’on a payé pour réaliser cette irréalisable conciliation.

En simple logique, être spécifique, c’est être différent, mais dans la réalité on ne sait distinguer le spécifique de l’universel. Le premier aspect nous enferme dans notre ghetto culturel et le second nous fait semer à tous les vents. Là, j’ouvre une parenthèse pour dire que la première bonne définition de l’universalité a été donnée par un écrivain maghrébin, qui avait pour nom Térence, il y a plus de vingt-deux siècles. Pour Térence, l’universalité est d’être un homme pour qui tout ce qui est humain n’est pas étranger.

Donc, vous voyez que cette problématique a été évoquée depuis fort longtemps. Il est certes que ce problème est compliqué car où faut-il chercher cette universalité ? Pour des raisons historiques les écrivains de ma génération sont allés la chercher dans la culture chrétienne occidentale. C’est l’Occident qui a été pour nous l’universel à cause ou grâce à l’enseignement qu’on a reçu dans les écoles françaises. On a été acculé à définir l’universalité par la spécificité des autres. Donc, c’est un dilemme qui n’est pas logique et dans lequel on s’installait inconfortablement. Et toutes les réponses qui ont été données étaient à la fois personnelles et existentielles.

« Un commencement absolu »

L.M.S. : Pensez-vous que la littérature des années cinquante, qui a brusquement apparu à la fois au Maroc, en Algérie et en Tunisie est un phénomène inouï pour les problèmes qui nous préoccupent pour le moment ?

M. M. : Oui, cela est vrai, car cette littérature est apparue comme un commencement absolu. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’écrivains avant cette date, car il y en avait qui ont marqué par leur empreinte la littérature des aïeux, mais étant donné le contexte politico-social dans lequel on était inséré on ne pouvait offrir que la production littéraire qu’on a offerte.

Il a fallu absolument que les écrivains de ma génération s’insèrent dans la littérature française de façon à ce qu’ils disparaissent dans le décor.

Et il leur a fallu deux propos délibérés. Renoncer à une espèce de spécificité pour rattraper une universalité qui était en réalité la spécificité des autres. Mais ce qui s’est passé historiquement a démontré que les valeurs prônées par les Occidentaux étaient aux dépens des Maghrébins.

Puis, par l’épreuve de vérité historique, ils ont changé d’option afin de ne plus tricher avec la vérité.

L.M.S. : Après cette première partie qui était réservée au spécifique et à l’universel, passons à des thèmes d’ordre général. Jean Déjeux dans La Littérature maghrébine d’expression française vous a qualifié d’écrivain contestataire, alors que d’autres critiques pensent autre chose. Quelle est votre réponse ?

M. M. : Je pense que pour l’essentiel du point de vue de Jean Déjeux, il est vrai dans la mesure où je considère le rôle de l’écrivain et sa motivation pour défendre un certain nombre de valeurs comme des idéaux nobles, surtout quand ils sont écrasés et niés dans les faits. Je pense que les hommes sont libres de vivre comme ils veulent, et que tout régime qui nie leur liberté, qui nie leur honneur et qui tend à les contraindre doit être contesté. Et c’est le rôle de l’écrivain.
L’écrivain n’est pas un homme politique, il est plus que cela, et quand le politicien ne peut trancher pour d’autres considérations, l’écrivain est libre dans ses propos. Il doit toujours rappeler le caractère absolu d’un certain nombre de valeurs.

« Je ne fais pas la contestation pour la contestation »

Cependant, il ne faut pas faire une formule « appuie bouton », car je ne fais pas la contestation pour la contestation.

L.M.S. : « Et que dites-vous de la contestation dans l’art ? »

M.M. : Je pense que l’essentiel réside dans le fait d’avoir quelque chose à dire. La technique n’est qu’un moyen. Elle est un instrument pour faire passer quelque chose. Or, il ne faut pas que cet instrument devienne l’essentiel car l’essentiel est ce qu’on dit. Il faut aussi ne pas faire passer le souci de la contestation dans l’art pour le plaisir de la forme. Et si on n’a rien à dire dans cette forme, il est préférable de se taire.

L.M.S. : Changeons de genre et passons au cinéma. On sait que la guerre de la libération algérienne a été connue par les cinéphiles grâce à deux films : La Bataille d’Alger et L’Opium et le bâton. À ce sujet, une question s’impose d’elle-même : Est-ce que Mammeri a reconnu son roman dans le film ?

M.M. : Non ! À mon avis, ce sont là deux langages différents et deux discours différents.

Concernant le film, je n’ai pas accepté le scénario, pas seulement parce que je suis l’auteur du roman, mais il me semble que le film privilégiait une sorte de vision western. Il présentait les choses d’une façon manichéenne en classant les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Or, cela ne correspond pas à la réalité et à la profondeur des choses. Certainement, le film a eu un grand succès et a permis aux jeunes algériens de voir sur l’écran comment leurs parents ont vécu le joug colonial.

À part cela, je ne nie pas qu’on peut faire de très bons films historiques, car j’ai vu trois versions de Guerre et paix de Tolstoï dont deux étaient superbes. Mais ce n’est pas ce que Tolstoï a dit dans son roman Guerre et paix.

L.M.S. : Vous êtes l’un des premiers à écrire en français au Maghreb. Est-ce que Mouloud Mammeri se reconnaît dans les nouveaux romans maghrébins ?

M.M. : J’avoue que je ne cherche pas à me reconnaître dans ces romans, je suis bien content que les jeunes écrivains inventent une façon nouvelle pour s’exprimer et aient de nouvelles choses à dire. C’est leur temps et ils doivent refléter leur époque dans leurs écrits : A deux époques historiques différentes correspondent deux formes littéraires. En plus, ces jeunes écrivains sont obligés de tenir compte de ce qui se passe en Europe surtout avec la vague du nouveau roman et des autres expériences. Ce qui prime, ce n’est pas la marque du verre mais son contenu.

L.M.S. : Est-ce que vous êtes toujours en contact avec l’écriture romanesque et théâtrale ?

M. M. : Oui, je travaille actuellement sur un nouveau roman et une troisième pièce de théâtre, et j’espère continuer jusqu’à la fin de mes jours.

(N.B. C’était le samedi 25 février, mais malheureusement la mort l’attendait 24 heures après, et ni le roman, ni la troisième pièce n’ont été achevés.)

L.M.S. : Et pourquoi ce passage au théâtre ? Est-ce pour une raison d’efficacité ou pour des raisons esthétiques ?

M. M. : C’est le sujet qui m’a imposé cette forme théâtrale. Je suis certain que lorsque le thème évoque une lutte et une confrontation soit d’idées ou de personnages ou de drame, dans son sens le plus classique, il est préférable d’écrire une pièce de théâtre. Ces personnages, par leurs positions l’un par rapport à l’autre, font apparaître des tas de choses profondes avec peu de répliques. Dans un roman, on est obligé d’écrire plusieurs pages pour présenter une seule idée. C’est pour cela d’ailleurs que je pense que le théâtre est percutant. Il est défini par la concentration des personnages sur leurs propos et leurs sentiments.

Concernant la création théâtrale, je n’en ai fait que deux. Le Fœhn, qui est un vent terrible et qui rend un peu fou les gens. Le prétexte c’est la bataille d’Alger pendant la guerre de libération. Et puisque j’ai vécu cette expérience, cela m’a plus ou moins facilité la tâche et m’a motivé.

La deuxième pièce a pour nom Le Banquet et s’articule autour de la conquête du Mexique par les Espagnols.

Avant cette conquête, les Mexicains avaient une civilisation extraordinaire, mais à cause de l’occupation espagnole, cette civilisation a été réduite à néant.

Je récapitule en disant que les deux pièces évoquent la lutte des hommes pour retrouver leur dignité bafouée par deux puissances coloniales.

Source : Le Matin du Sahara N° 6632 du 12 mars au 19 mars 1989 (Supplément)

Le rendez-vous

Après avoir réalisé pour les lecteurs du Matin du Sahara Magazine cet entretien, je lui ai demandé de me donner son stylo (celui que je tiens dans la main sur la photo) afin d’écrire son adresse. J’ai écrit le nom et le prénom, mais je n’ai pas pu continuer car il n’y avait plus d’encre dans le stylo.

Alors je lui ai dit : « Il n’y a plus d’encre dans votre stylo ». Il m’a répondu : « Peut-être qu’il est mort ! » Et ça a été un motif pour rire et échanger des anecdotes sur les stylos. 24 heures après… La mort tragique l’attendait au tournant ! Et durant son séjour à Oujda, il disait qu’il avait un rendez-vous, et qu’il ne pouvait pas rester parmi nous au-delà du samedi. Avec qui avait-il ce rendez-vous ? Il ne le dit pas. C’était peut-être avec la mort !

Interview réalisée et publiée par Le Matin du Sahara Magazine deux jours avant sa mort.

Précédemment publié le 22 juillet 2005

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